Pourquoi les designers doivent rechercher d’abord le chaos et la complexité

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out le monde semble s'accorder sur le fait que le monde est complexe et qu'il a tendance à se complexifier davantage de jour en jour. C'est probablement vrai, je ne discuterai pas ce point. Tout le monde semble également d'accord sur le fait que la Simplicité est préférable à la Complexité, et que nous avons besoin plus que jamais de simplicité dans les produits et services (matériels ou immatériels) que nous utilisons chaque jour. C'est probablement vrai aussi. Mais lorsque que l'on aborde la question du design, chacun semble avoir la certitude que la façon d'obtenir davantage de simplicité, c'est d'éviter la complexité. C'est probablement faux et c'est ce que je voudrais discuter ici.

"Les idées sont abondantes et sans valeur"

Linus Paulin (1901-1994), l'un des plus grands scientifique de notre temps, prix Nobel de la Paix et de Chimie, affirmait que "la meilleure manière d'obtenir une bonne idée c'est d'avoir beaucoup d'idées". Les idées sont comme les mèmes: elles font partie de l'air ambiant. Chacun peut s'emparer d'une idée et la passer à quelqu'un d'autre. Attraper une idée au vol ne fait en aucun cas de vous son propriétaire puisque probablement des milliers de personnes dans le monde ont eu à peu près la même idée à peu près au moment moment. Lorsque l'on commence un projet, on ne peut pas faire grand chose d'une idée, ce n'est pas même un point de départ. Jason Fried et David Heinemeier Hansson, fondateurs de la société 37Signals, ont, dans leur ouvrage REWORK, la réflexion suivante:

"Les idées sont abondantes et sans valeur. La part de l'idée de départ dans une affaire commerciale est tellement petite qu'elle en devient négligeable. La véritable question porte sur son éxécution."

Dans le champs du design, les idées forment le matériel brut avec lequel on joue avant de commencer à travailler sérieusement.

De basse à haute résolution

En partant de la pensée de Linus Paulin, il me semble que générer beaucoup d'idées est la première étape dans le processus de design d'un produit, d'un service, d'un business ou toute chose demandant à être conçue, c'est à dire beaucoup de choses… Mais générer beaucoup d'idées n'a pas pour but de "Découvrir la meilleure idée ayant jamais existé" (un non-sens perpétué par l'egomanie de l'industrie de la publicité) mais pour créer suffisamment de chaos autour de soi. En effet, dans les sciences de la vie comme dans le design, la création émerge du chaos.
A présent, faites l'expérience suivante à la maison: placez une seule idée dans une boite et secouer pendant 1 heure. Tout ce que vous obtiendrez en ouvrant la boite, c'est la même idée, quelque peu abimée. A présent, placez 80 idées dans une boite et secouez pendant 1 heure: ce que vous obtiendrez est un chaos vivant, un endroit où il est possible de commencer à travailler, un milieu au sein duquel le matériel de conception croît spontanément.

En fait, le processus de conception d'un produit ressemble à celui qui consiste à augmenter la résolution d'une image : si vous avez 12 pixels sur une image (ou 12 idées), il vous est impossible de distinguer quoi que ce soit; si vous avez 80 pixels (ou idées), une vague forme commence à émerger, si vous augmenter à 200 pixels (ou idées), il est possible de commencer à visualiser quelque chose de tangible. Cela est le matériau dont vous avez besoin pour commencer à designer. Pour obtenir 200 idées (ou 200 contributions), il suffit de placer 4 personnes dans une pièce pendant 60 minutes et de leur demander de générer 1 contribution par minute (il est toutefois recommandé de fournir eau et nourriture.)

resolution.png

De l'ordre émerge le chaos…

Quand le materiel de base de conception se limite à une courte série d'idées, cela crée l'illusion de l'ordre, le monde parait simple, la solution semble proche : idée 1 + idée 2 = idée 3. Malheureusement (ou heureusement), ce n'est jamais aussi simple. La simplicité n'est pas la première phase d'un projet mais la toute dernière. En 1994, Steve Jobs a eu une reflexion très enrichissante à ce sujet :

steve-jobs-apple.jpeg

“Quand vous abordez un problème et qu'il semble vraiment simple, c'est que vous n'en avez pas saisi la complexité. Puis, alors que vous approfondissez le problème, vous vous apercevez que c'est réellement compliqué et vous inventez toutes sortes de solutions alambiquées. Cela se produit à mi-chemin et c'est là que la plupart des gens s'arrête… Mais la personne vraiment mature continuera et trouvera la clé, le principe sous-jacent du problème — et proposera une solution réellement belle, élégante et fonctionnelle.“

En design, si vous voulez atteindre un certain niveau de qualité - ou simplement exister - vous avez besoin de passer par une étape de complexité, de chaos. C'est une étape nécessaire durant laquelle vous pourrez vous sentir perdu. Les choses pourront sembler confuses, vous vous sentirez en possession de trop d'informations. Vous perdrez la certitude que ce que vous faites a le moindre sens. Soyez rassuré, c'est une bonne chose, vous êtes alors sur le bon chemin.

A vrai dire, vous n'avez pas vraiment le choix: il semblerait que la compléxité soit une évolution naturelle des systèmes ordonnés. Le phénomène de complexité croissante est décrit par Stephen Wolfram dans son ouvrage "A new Kind of Science". Wolfram a conduit des centaines d'expériences sur les système complexes et tire la conclusion suivante :

"Lorsque nous nous trouvons face à un appareil compliqué, nous supposons habituellement que les plans qui ont servi à la construction de cet appareil sont d'une manière ou d'une autre également compliqués. Mais les résultats [de nos expériences] montrent que - au moins dans certains cas - cette supposition est complètement fausse. Les motifs algorythmiques que nous avons observé sont effectivement construits sur des plans très simples — qui disent de commencer avec une seule case noire, puis d'appliquer de façon répétitive une règle automatique s'appliquant aux cellules.

Le diagramme suivant montre une règle automatique simple (appelée "cellular automata #30) se développant selon une série de cellules noires ou blanches:

ElementaryRule30.gif

Tout d'abord, la règle automatique #30 se développe de la façon suivante:

rule30sequence.gif

Mais lorsqu'on laisse tourner le programme assez longtemps, le résultat suivant apparait:

rule30.jpg
http://www.wolframscience.com/nksonline/

…et du chaos émerge l'ordre.

Ce que nous observons dans la règle automatique #30 de Wolfram, c'est une combinaison de l'ordre et du chaos vivant dans le même espace. A l'échelle micro, la règle automatique semble conduire le développement des cellules. Cela est vrai mais seulement jusqu'à un certain degré. Passé un certain point, les schémas comportementaux des cellules ne peuvent plus être prédits. Des schémas commencent à apparaître de façon complètement aléatoire. Mais, surgissant de ce chaos, quelque chose d'inattendu se produit: une marco-structure (ici, ayant la forme d'un large triangle) apparait, mais qui ne peut être perçue que lorsque suffisamment de cellules ont été générées et que vous observez l'organisation à un niveau macro.

romanesco.jpg

Les applications de la découverte de Wolfram s'étendent bien au-delà des mathématiques, et touche la physique, la biologie, le biomédical… Il existe une remarquable corrélation entre les "automata" de Wolfram et d'innombrables variations naturelles. La fleur de Romanesco est un exemple magnifique de motifs algorythmiques, où ordre et chaos coopèrent pour le même objectif.

La simplicité à besoin de la complexité

Pour John Maeda, "simplicité et complexité ont besoin l'un de l'autre". Dans son ouvrage, "The Ten Laws of Simplicity" (MIT Press), John Maeda écrit:

"Pour établir un sentiment de simplicité en design, il faut rendre la complexité consciemment accessible, sous une forme explicite. […] Au sein de la même expérience, trouver le bon équilibre entre simplicité et complexité est difficile.""

John Maeda explique que la simplicité a besoin de la complexité pour apparaitre. Plus le contexte est complexe (que ce soit un marché, une technologie, des informations…), plus la simplicité s'imposera par différence. Ceci expliquerait le succès que rencontrent les produits Apple auprès du grand public: l'apparente simplicité de l'iPod, de l'iPhone et de MacOSX en général marque une grande différence avec d'autres systèmes d'exploitation, qui semblent avoir du mal à atteindre un niveau suffisant de simplicité.
Mais nous savons pertinemment que les produits Apple ne sont pas intrinsèquement plus simples que n'importe quel autre système d'exploitation (Unix est d'ailleurs probablement l'un des plus complexe.) Les produits Apple offre une expérience double où complexité et simplicité existent au même moment à deux intensités de la même courbe.

wave.png
http://lawsofsimplicity.com

Gérer des produits et des services complexes

medium.jpg

Les clients et utilisateurs finaux ont peur de la complexité parce qu'ils savent que lorsqu'ils commencent à utiliser un produit, il est trop tard pour le simplifier. Quand vous êtes dans le bus en train d'essayer d'envoyer un email depuis votre téléphone mobile, vous n'allez pas changer l'interface utilisateur ou renommer des fonctions, n'est-ce pas ? Vous n'allez pas changer le mode fonctionnement du service clients du comptoir d'accueil de la compagnie aérienne, alors que vous faites la queue depuis 30 minutes, n'est-ce pas ? Tout ce que vous pouvez faire, c'est tentez de ne pas vous énerver… Les utilisateurs finaux ressentent souvent une grande frustration car on leur demande de s'adapter au produit, plutot que d'adapter le produit aux utilisateurs. De ce fait, ILS DEVIENNENT LE PRODUIT de l'appareil ou du service, ils deviennent l'outil que le mauvais service clients utilise pour faire des affaires.

Un produit peut paraitre complexe et compliqué parce que sa syntaxe est floue: les fonctions sont trop élaborées, elles sont trop nombreuses ou offrent trop de possibilités, l'interface n'est pas lisible, le parcours n'est pas clair, certaines fonctionnalités attendues sont cachées, le système ne correspond pas à nos modèles mentaux… Trop souvent, en tant que designers ou ingénieurs, nous n'appréhendons pas assez la complexité véritable d'un sujet. Nous l'évitons, nous ne creusons pas assez profondément avec de commencer à simplifier.

Comment appréhender la complexité en design

Accroitre la quantité d'idées jusqu'à ce que vous ayez créé un chaos suffisant
Comme Steve Jobs en a fait l'expérience et Stephen Wolfram l'a démontré, la complexité est une étape naturelle de la création. Produisez suffisamment de matériel pour faire apparaitre la complexité lorsque que vous ne percevez que l'ordre. Attendez d'avoir atteint la masse critique avant de commencer à organiser.

Jouer avec le matériel jusqu'à découvrir le principe sous-jacent
Vous ne la percevez pas encore, mais l'organisation est déjà là. Et votre travail de designer, c'est de DÉCOUVRIR la structure cachée, pas de l'inventer. Il y a plusieurs type d'actions que vous pouvez mener durant cette phase de découverte:

  • Regrouper: trouvez les similitudes et les différences, utilisez-les pour créer des relations entre les éléments
  • Supprimer: simplifier en supprimant des éléments, certaines idées présentent peut-être moins d'intérêt que d'autres
  • Ajouter: certaines zones semblent peut-être moins riches, régénérez des idées pour y accroitre la résolution
  • Changer: raffinez, spécifiez, modifiez les informations jusqu'à ce qu'elles trouvent une place idéale dans la structure
  • Classer: déplacer et intervertissez les groupes de données pour découvrir la logique qui les ordonne
  • Définir: chaque zone possède un rôle, définissez-les de façon spécifique pour vous aider à comprendre la structure

Raffinez la structure pour créer un canevas
Un canevas est à la fois une représentation visuelle d'une stratégie et un outil pratique servant à définir les champs d'actions possibles. En tant que métaphore stratégique, le canevas aide à définir les objectifs et les valeurs d'un produit.

Utiliser le Design d'Information
L'approche qu'ont les designers dans la définition d'un canevas repose sur une représentation visuelle précise. En tant que designers, nous pouvons compter sur notre capacité à représenter des concepts immatériels de façon graphique. Le design d'information est une manière d'apporter de la simplicité dans la complexité, mais c'est aussi un moyen de vérifier la justesse d'une stratégie. Si un objet graphique ne parvient pas à trouver sa place dans le schéma, cela est probablement dû au fait que la logique du canevas possède un défaut. Au contraire, lorsque la pensée a été suffisamment poussée, la représentation visuelle coule de source.

Une conclusion simple (qui devrait couler de source)

complexity.png

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